marine-le-pen-et-les-cinq-cents-signatures Je fais partie de ceux qui estiment peu souhaitable qu’un mouvement politique pesant près de vingt pour cent du corps électoral ne puisse pas être représenté à l’élection qui détermine, dans le système institutionnel issu de la Cinquième République, la direction que prendra le pays tout entier pour cinq ans. Cette conviction peut, — cela devrait aller de soi, — aller de pair avec le souhait que son candidat ne soit pas élu et que son projet confusément nationaliste ne soit pas appliqué. L’un est même le pendant de l’autre.
On regrette à juste titre la parodie de démocratie que serait une élection présidentielle conduite dans ces conditions. Dans le même temps, pourtant, on oublie que le mouvement dont l’intéressée a pris la tête sera partie prenante, quoi qu’il arrive, dans des élections législatives qui arriveront moins d’un mois plus tard et que tout le monde a tendance à passer à la trappe, un peu comme si le mandat du président de la République n’avait pas été, depuis 1999, rendu concomitant avec celui des députés et qu’il n’existait pas de séparation des pouvoirs.
On prête ainsi à M. Sarkozy l’intention d’empêcher en sous-main le président du Front national de recueillir ses parrainages d’élus. Or, si c’était le cas, cela traduirait une stratégie désespérée au point de frôler la psychopathie : d’une part, l’absence de Mme Le Pen ne jouerait qu’au moment du premier tour, sans modifier le rapport de forces actuel des sondages, qui le donnent perdant, de très loin, au second ; d’autre part, la probable « vengeance » des électeurs lepénistes, elle aussi peu opérante lors des présidentielles, jouerait très vraisemblablement à plein lors des législatives, doublant la déroute de M. Sarkozy d’une déculottée sévère pour l’UMP, dont elle ne se remettrait sans doute pas. Minimiser l’humiliation du sortant Sarkozy au seul premier tour, est-ce un objectif qui justifierait qu’on l’achète au prix d’un tel désastre ? Je doute parfois que certains des conseillers du Prince soient encore pourvus d’un cerveau.
Mais au-delà de ces considérations pratiques, revenons à l’aspect institutionnel : Mme Le Pen souhaite obtenir l’abrogation des dispositions (introduites lors de la révision de la Constitution de 1976, qui a également, mais c’est moins connu, relevé de cent à cinq cents le nombre de parrainages nécessaires) prévoyant que le nom de cinq cents élus ayant accepté de « parrainer » le candidat soit rendu public par le Conseil constitutionnel huit jours au moins avant le premier tour de scrutin. Le Conseil d’État a transmis la question prioritaire de constitutionnalité (QPC) soulevée à l’appui de cette demande au Conseil constitutionnel, eu égard au fait que :
les changements ayant affecté la vie politique et l’organisation institutionnelle du pays depuis cette date justifient que la conformité à la Constitution du dernier alinéa du I de l’article 3 de la loi du 6 novembre 1962 puisse être à nouveau examinée par le Conseil constitutionnel
—Conseil d’État : CE, 2 février 2012, Mme Le Pen, n° 355137.
Marine Le Pen se borne ainsi à demander que les parrainages redeviennent anonymes, ce qu’ils étaient avant 1976 et redeviendraient si le Conseil constitutionnel donnait droit à sa QPC, puisque les dispositions en cause (le dernier alinéa du I de l’article 3 de la loi du 6 novembre 1962 relative à l’élection du Président de la République au suffrage universel, dans sa rédaction issue de la loi constitutionnelle de 1976) se retrouveraient par là-même abrogées.
Mme Le Pen fait là le pari que c’est le caractère public des parrainages qui inhiberait les élus, les empêchant de la désigner. Je n’en suis pas si sûr, mais à la limite, peu importe. La question n’est pas une préoccupation propre à l’extrême-droite, puisque Corinne Lepage, qui rencontre la même difficulté que Marine Le Pen, a été entendue par le Conseil constitutionnel et que Christine Boutin a annoncé qu’elle « prépare une question prioritaire de constitutionnalité appuyée sur un recours contre le décret de convocation des électeurs à venir ».
La vraie question est ailleurs, résidant dans deux constatations contradictoires : d’une part, la multiplication des « petites » candidatures au premier tour a transformé l’élection présidentielle en loterie, comme l’a démontré le résultat ubuesque du 21 avril 2002 ; d’autre part, en revanche, — comme le soulèvent à juste titre les requérantes précitées, — le filtre appliqué aux candidats admis à ce premier tour est antidémocratique. Ces inconvénients se cumulent et, dans le même temps, se contredisent. Ce n’est qu’en considérant le problème dans son ensemble, — ce que MM. Chirac et Sarkozy se sont pourtant bien gardés de faire, lors des trois révisions constitutionnelles intervenues dans les dix ans écoulés depuis 2002 et alors que, à ma connaissance, M. Hollande n’a pas davantage annoncé avoir mené à ce sujet une quelconque réflexion, — qu’on pourra revenir à un fonctionnement institutionnel satisfaisant.
Le problème, quoique vraiment gênant, n’est pourtant pas très compliqué, ni conceptuellement, ni techniquement. Deux suggestions pourraient être faites à cet égard et, prises ensemble, elles permettraient de rendre le système à la fois équitable et démocratique, sans s’écarter de l’esprit de la Cinquième République.
On pourrait, pour amorcer cette réflexion, se poser la question de savoir ce qu’avait été la position sur la première de ces deux difficultés, — pas vraiment nouvelle après tout, — du fondateur du régime actuel.
Il est assez connu, — les sites proches du Front national veillent d’ailleurs à nous le rappeler avec force depuis le début de 2012, — que le général de Gaulle avait des idées très tranchées sur le sujet : il faisait résolument confiance au peuple. Alain Peyrefitte rapporte à ce propos dans ses mémoires :
Une forte majorité des ministres demandait 500 ou 1 000 signatures au moins… Le Général répugnait à s’engager dans cette voie, de peur de reconstituer la force des partis. Il aurait souhaité au contraire réduire à zéro le nombre de « parrains » imposés.
—Alain Peyrefitte, C’était de Gaulle, 1994.
Sans aller jusqu’à supprimer tout filtre, — c’est pourtant la pratique aux États-Unis, — il suffirait de revoir le nombre de parrainages, les conditions requises pour parrainer, d’adjoindre ou de substituer au parrainage par les élus un parrainage par une partie du corps électoral : les solutions sont nombreuses et faciles à mettre en oeuvre.
Reste le problème, presque plus grave, du risque de résurgence, dans un sens ou dans un autre, d’un nouveau 21 avril. On ne peut vraiment le résoudre qu’en touchant au mode de scrutin et, si l’on veut conserver à l’élection présidentielle le rôle de clef de voûte qui a été le sien depuis 1962, en y touchant le moins possible. Guy Carcassonne et Olivier Dumahel ont déjà fait des propositions sur ce point, dans un article de 2006, que je trouve tellement bien à propos que je me contenterai de les citer sans les commenter :
Cette solution consisterait à introduire la possibilité d’un tour intermédiaire si moins de deux candidats ont réuni chacun 20 % des suffrages exprimés au premier tour.
Si plus de deux candidats ont dépassé ce seuil, rien ne change et les deux qui sont arrivés en tête s’affrontent normalement au second tour. Si moins de deux candidats ont atteint ce seuil, un tour intermédiaire est organisé, dès le dimanche suivant, auquel participent les quatre candidats qui ont obtenu le plus de suffrages au premier tour. Les deux premiers dans ce deuxième tour participent seuls au tour décisif, quinze jours plus tard. L’élection, dans cette hypothèse, ne prendrait qu’une semaine de plus.
Si ce système avait existé dans le passé, il aurait joué deux fois. En 1988, le tour intermédiaire aurait redonné une chance à Raymond Barre, peut-être plus apte que Jacques Chirac à l’emporter sur François Mitterrand. Jean-Marie Le Pen eût également été présent, mais seulement à ce tour intermédiaire, à la différence de 2002, où Lionel Jospin et François Bayrou auraient disputé au moins un tour de plus.
L’on peut juger tout cela, a priori, bien compliqué. Toutefois, premièrement, c’est assez aisément explicable et compréhensible, et pourrait provoquer un consensus entre droite et gauche, contre lequel même les extrêmes auraient du mal à s’élever. Deuxièmement, de deux choses l’une : ou le dispositif ne sert jamais, et rien n’aura changé, ou il devra être activé et l’on sera alors bien heureux qu’il existe.
—Guy Carcassonne et Olivier Duhamel, « Plus jamais le 21 avril », Le Monde, 8 mars 2006.
Il est étonnant que dans un pays aussi féru de droit public que la France, ces questions ne soient que si peu évoquées depuis dix ans — et singulier au plus haut point qu’elles ne le soient jamais depuis la survenance du débat sur les parrainages de Mme Le Pen. Le sujet des parrainages est certes légitime mais dont on devrait immédiatement voir qu’il n’est que l’arbre, assez ubuesque, qui cache une forêt, la perte de légitimité de de l’institution présidentielle : révélée au soir du 21 avril 2002 ; pas franchement arrangée par la manière dont M. Sarkozy a occupé la fonction ; et qui, surtout, comme nous l’avons vu, resurgira à peine un mois après l’élection présidentielle. On a beaucoup reproché à M. Sarkozy son court-termisme ; mais dans le domaine institutionnel, que la Constitution désigne pourtant comme celui dont le chef de l’État est le gardien de premier et de dernier ressort, il a atteint un sommet de médiocrité consternant.