En réprimant ainsi la contestation de l’existence et de la qualification juridique de crimes qu’il aurait lui-même reconnus et qualifiés comme tels, le législateur a porté une atteinte inconstitutionnelle à l’exercice de la liberté d’expression et de communication.
—Conseil constitutionnel : Décision n° 2012-647 DC du 28 février 2012
Le manque total d’intérêt des médias, à commencer par Le Monde qui a consacré à la décision du Conseil constitutionnel sur la proposition de loi réprimant la négation du génocide arménien un article nullissime, pour les questions de droit constitutionnel, ne fait qu’accentuer la tendance au grand n’importe quoi qui anime les gouvernements sur ces questions. Il paraissait assez évident que cette proposition de loi portait une atteinte considérable à la liberté d’expression garantie par la Déclaration des droits de 1789 et que sa constitutionnalité était donc douteuse. Saisi sur la question, le Conseil constitutionnel qualifie ainsi cette loi, en quelque sorte, de serpent qui se mordrait la queue en voulant réprimer (dans l’article 2 qui prévoyait des sanctions pénales pour tout négationniste) un crime « qu’il aurait lui-même reconnu » et (cette conjonction de coordination a toute son importance) « qualifié » comme tel.
Le raisonnement suivi est néanmoins curieux, car la « reconnaissance » de ce drame par la loi préexistait à la proposition de loi invalidée : la loi du 29 janvier 2001 relative à le reconnaissance du génocide arménien de 1915 a bien disposé, dans son article unique, que :
La France reconnaît publiquement le génocide arménien de 1915.
Dépourvue de valeur normative, cette loi, que le Conseil constitutionnel n’avait pas été amené à examiner, « reconnaît » indubitablement le génocide arménien. On voit bien qu’en voulant aller au-delà et en en incriminant la contestation, le législateur a voulu aller trop loin. Et on est fondé à demander si l’on n’est effectivement pas dans le même cas de figure que dans la négation de crimes contre l’humanité réprimée par la loi Gayssot :
Seront punis des peines prévues par le sixième alinéa de l’article 24 ceux qui auront contesté, par un des moyens énoncés à l’article 23, l’existence d’un ou plusieurs crimes contre l’humanité tels qu’ils sont définis par l’article 6 du statut du tribunal militaire international annexé à l’accord de Londres du 8 août 1945 et qui ont été commis soit par les membres d’une organisation déclarée criminelle en application de l’article 9 dudit statut, soit par une personne reconnue coupable de tels crimes par une juridiction française ou internationale.
Or la loi Gayssot, elle aussi, n’avait pas été déférée au Conseil constitutionnel. Michel Tropez, dans un remarquable article 1, paru en 1999, explique pourquoi :
Bien que la conformité de cette loi à la Constitution et notamment à la Déclaration des droits de l’homme de 1789 ait été contestée par certains orateurs, la minorité de l’Assemblée nationale ou du Sénat, qui aurait pu saisir le Conseil constitutionnel […] s’est abstenue de le faire, sans doute parce que le bénéfice qu’elle pouvait en retirer, même en cas de décision favorable, était inférieur au risque qu’elle aurait pris.
On a connu le Conseil constitutionnel plus courageux. Son rôle était de décider si la négation d’un génocide allait, ou pas, au-delà des limites que la Constitution, — et sa jurisprudence antérieure, — tracent à la liberté d’expression. Il a choisi de s’en tirer par une pirouette, assez révélatrice de sa composition de plus en plus politicienne, en estimant, contre toute évidence, que c’était une question qu’il n’avait pas à se poser.
Même si la rue Monpensier l’avait tranché, le débat serait évidemment resté tenace sur cette question. Toutes les opinions sont bien sûr possibles. Je crois pour ma part que, lorsque le législateur interdit l’expression d’une opinion, si indigne soit-elle, il fait nécessairement croire qu’il cherche à cacher une vérité qui le gênerait. Ce faisant, il crée un trouble autour d’un souvenir qui a laissé des traces épouvantables dans la mémoire collective, et bien davantage encore dans celle des héritiers de ses victimes.
Il est regrettable que le président de la République instrumentalise ces questions extrêmement graves et difficiles dans le seul but d’obtenir sa réélection.
- « La Loi Gayssot et la Constitution », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 1999, vol. 56, pp. 1239-1255. [return]